jeudi 28 août 2014

La colère

Où ? En moi. Cocon improbable à peine dessiné, à peine défini, à peine identifié. Un intérieur et un ailleurs tout à la fois. Le seul endroit que je connaisse. Une pièce presque aveugle. En moi. Dans ma tête. Dans mes tripes. 

Moi ? La colère. Je suis la colère. De grands mouvements convectifs qui font céder les barrages de mes paupières, de ma gorge, de mes poumons, de mes mains. Une vague qui me chamboule. Un feu qui me consume sans me réchauffer. Vaine gesticulation. Je suis la colère. 

Le monde ? Absurdité et mystère ; absurdité du mystère. Injuste et égoïste. Inconnu et mu par des forces étrangères tantôt hostiles tantôt porteuses de bonne fortune. Un monde rempli des autres.

L’autre ? Bois flotté échoué sur mon rivage : étrange et exotique, parfois. Le plus souvent : un monde en soi, un monde en lui-même. Cocon improbable à peine dessiné, à peine défini, à peine identifié. Un intérieur inaccessible et un ailleurs tout à la fois. Un endroit que je ne connais pas, que je ne comprends pas, qui répond à d’autres lois que les miennes. Une pièce sombre presque murée. 

La vérité ? Qui peut dire comment les choses se passent ? Chacun n’en voit qu’une partie…

Alors ????

La sagesse judéo-chrétienne nous livre parfois des trésors...

"Pourquoi es-tu en colère, et pourquoi ton visage est-il abattu ? Si tu es bien disposé, ne relèveras-tu pas la tête ? Si tu n’es pas bien disposé, la rupture avec le monde n’est-elle pas à la porte, une bête tapie qui te convoite ? Pourras-tu la dominer ?" (Gn 4, 6-7)

Les occasions de se mettre en colère ne manquent pas... Ici, à Alep, à Gaza ou à Tel Aviv, à Kiev, à Mossoul, à Grozny, sur la toile qui vomit chaque jour la haine et la bêtise... et dans nos coeurs. 

Qu'allons-nous faire de bien de cette colère ?

dimanche 11 mai 2014

Un jour de fête des mères…


Elle regarde ses chaussures, cette petite fille… Chaque détail est numérisé par son regard-laser : la couleur qui s’écaille légèrement au bout, le brin d’herbe prisonnier de la bride, les petites fleurs brodées, le cirage qui a débordé sur la semelle : autant de bouées de sauvetage auxquelles son esprit vagabond veut s’accrocher pour fuir cet instant.

Matin de fête des mères, compliment dans l’air…

Un bouquet de muguet à la main, il avait d’abord fallu, le matin, au saut du lit, réciter ce petit poème dicté à l’école et dont elle percevait honteusement déjà la trop grande naïveté. Les adultes aiment se repaitre de la candeur des enfants. Ils la trouvent touchante et régressive, elle fait croire aux adultes que le monde des enfants est un petit paradis inaccessible, un atoll perdu dans l’océan de la vie dont on oublie la route quand on prend le large. Mais la candeur est un mirage : elle n’existe que dans le regard de ceux qui savent, de ceux qui ont vécu. La vérité, c’est que « candeur », c’est l’autre nom que la condescendance donne à l'ignorance quand elle veut s’en attendrir plutôt que s’en gausser. Pour la petite fille, qui perçoit confusément cette trahison sémantique, la candeur est donc d’abord une honte ; c’est la marque du mépris des adultes. Un mépris sucré et bienveillant, mais un vrai mépris tout de même de sa faculté à regarder la vie avec les yeux de l’intelligence et de la clairvoyance.

Maintenant, avant de passer à table chez l’aïeule, dont on fête aussi la maternité, c’est toute la famille qui attend, pendue aux lèvres de l’enfant : il faut réciter le « charmant » compliment pour que mamie puisse l’entendre. L’enfant se tortille. Les chaussures ont fait leur temps : il va falloir se jeter à l’eau. Elle récite le poème entre ses dents, presque tout bas. Agacement des adultes, déception de mamie, gêne de l’enfant : le moment est pesant.

Même si le poème était réussi, même s’il était pertinent, pourquoi cette petite fille prendrait-elle du plaisir à le réciter, comme un brave petit singe de foire fait son numéro pour ravir le public ? Dire son amour d’un enfant, pour l’adulte, c’est facile, parce que c’est gratuit. L’enfant, dans toute sa fragilité, est dépendant : il lui est plus difficile de dire son amour sans passer sous les fourches caudines de l’affection.

Pourtant, ce n’est qu’une fois le compliment lu et un baiser déposé sur la joue maternelle que la petite fille pourra enfin s’en retourner à l’insouciance du présent continu de sa vie d’enfant. On la laissera tranquille… jusqu’à la fête des pères.

Quand on est enfant, on n’a pas droit à la pudeur. Ni à l’orgueil.