vendredi 10 mars 2017

Des femmes aussi libérées d'elles-mêmes

Au lendemain du 8 mars…

Les chemins de la liberté sont résolument intérieurs. Aucune libération durable et réellement émancipatrice ne peut être exclusivement le fait d’une opération extérieure à l’individu. C’est pourquoi, au lendemain de la journée internationale pour les droits des femmes - journée nécessaire de lutte et de sensibilisation aussi intelligemment médiatisée que stupidement instrumentalisée jusqu’au non-sens par des publicitaires - je voudrais nous lancer ce questionnement, à nous toutes, les femmes ; jusqu’à quel point nous conformons-nous de notre plein gré à ces représentations de la femme qui nous asservissent ?

Une démarche qui ne peut occulter une lutte cruciale

Autant être claire tout de suite ; il n’est pas question de rendre les femmes responsables au premier chef de ce qui les opprime (l’inversion des responsabilités est malheureusement déjà trop souvent la règle dans notre société habitée par la culture du viol qui blâme systématiquement les victimes de ces violences). Il ne s’agit pas non plus ici de nier ou même de relativiser les logiques d’oppression réelles et leurs conséquences - concrètes ou diffuses, directes ou indirectes, conscientes ou non - sur la vie de toutes celles qui en font les frais.

On ne dira jamais assez, au contraire, à quel point la lutte pour les droits des femmes est essentielle ; combien cette lutte est difficile et nécessaire, aussi bien à travers le monde que dans nos pays dans lesquels nombreux sont pourtant ceux qui semblent oublier que les inégalités sont encore très concrètes. On ne sensibilisera jamais assez au sexisme ordinaire - sans doute le plus difficile à éradiquer -  qui, à cause de son apparente futilité, donne à celles et ceux qui le combattent des airs de passionarias hystériques, alors même qu’il est le ferment réel de toutes les violences et discriminations sexistes observables et quantifiables. On ne rappellera jamais assez que la libération escomptée par la dénonciation du sexisme ne concerne pas que les femmes, mais aussi les hommes, dès lors également libérés de leurs propres stéréotypes de genre qui, s’ils ne sont pas, comme ceux des femmes, source d’oppression, n’en sont pas moins des carcans.

Néanmoins, peut-être n’est-il pas inopportun, après avoir mis en cause la société patriarcale et son fonctionnement dans son ensemble, d’interroger singulièrement notre propre complaisance envers ces stéréotypes.

L’art du paradoxe

Caractérisé par sa finitude et sa touchante fragilité autant que par sa capacité à la réflexion sur lui-même qui lui permet de se projeter dans l’avenir pour inventer son destin, l’être humain est un être de paradoxe. Il lui est possible de s’extraire de lui-même pour dénoncer par de pertinentes analyses réflexives les logiques aliénantes qui habitent la société, tout en s’y conformant au quotidien à titre personnel parce que, comme tout animal social, il a connu un développement qui l’a viscéralement conditionné à une certaine forme de conformité au groupe.

Ainsi, la plupart d’entre nous sommes tiraillées entre, d’une part, une certaine fierté à correspondre aux idéaux de perfection féminine proposés par la société (ou en miroir, la culpabilité de ne pas y satisfaire), et d’autre part, la revendication légitime à ne pas devoir correspondre à ces stéréotypes.

Vent debout

Pour nous, femmes à l’aube du XXIème siècle, différents paradoxes sont opérants et permettent d’expliquer notre ambivalence face aux stéréotypes sexistes. 

Le premier paradoxe oppose à une éducation genrée qui exige des filles d’être de ‘bonnes élèves’, conformes au modèle imposé, des velléités d’auto-détermination de l’individu propres à la post-modernité.

Ainsi, d’un côté, on constate que les petites filles, bien davantage encore que les petits garçons, sont élevées dans l’optique d’être de ‘bonnes élèves’.  Des études tendent à le montrer[1] ; dès la petite enfance, l’éducation des filles les pousse à concevoir l’échec à atteindre un objectif fixé (ou l’absence de perfection dans l’accomplissement d’une tâche) comme une source de honte, à la différence des garçons qu’on a poussés à davantage de confiance en eux face à leurs capacités. Dans notre société, une fille doit être un modèle pour être félicitée, alors qu’un garçon doit entreprendre et faire preuve d’audace pour être félicité.  Ce formatage des petites filles fait de nous, une fois adultes, des femmes aliénées à un idéal de perfection qu’elles estiment devoir incarner. Pire que cela, le soulagement d’être, de ce point de vue, de ‘bonnes élèves’ nous pousse trop souvent - pour nous conforter dans ce statut envié - à jeter l’opprobre sur nos semblables qui s’écartent du modèle.

D’un autre côté, l’explosion, consacrée à la fin des années 60’, des carcans qui structuraient notre société jusqu’alors a plongé l’homme (et la femme) européen dans une profonde angoisse. L’avènement de la liberté consistant à s’affranchir de tout déterminisme biologique, social ou culturel pour prétendre à l’auto-détermination identitaire a également donné lieu à une forme de frénésie  dans la quête de l‘affirmation de soi et de sa singularité personnelle. Dans cette optique, il est crucial pour l’individu de montrer à quel point il est capable de s’affirmer, de marcher à contre-courant, de casser les codes…et donc d’exister en s’affichant en rébellion face aux modèles proposés par la société.

Le second paradoxe qui nous déchire met face aux valeurs judéo-chrétiennes occidentales une constante injonction post-moderne à l’épanouissement.

En effet, nous sommes à la fois conditionnées par les valeurs judéo-chrétiennes traditionnelles qui consacrent un certain culte du courage et du sacrifice – qui confine parfois à l’amour du dolorisme –  et – à l’opposé - par les codes d’une société du paraître et de l’épanouissement personnel dans laquelle l’individu est sommé de mettre en scène sa réussite joyeuse dans une perpétuelle injonction au bonheur. De ce fait, nous louvoyons entre la plainte liée à la revendication du statut victimaire (preuve de notre sacrifice) et la joie - nécessairement feinte – des gagnantes à qui tout réussit facilement.

Tiraillées au cœur de ces paradoxes qui nous dépassent, nous sommes vent debout, c’est-à-dire clouées sur place par des vents contraires ; sidérées, vouées à un certain immobilisme sur les questions féministes.  

De façon tout à fait concrète, deux stéréotypes très forts et profondément aliénants continuent ainsi de constituer les mèmes de la condition féminine.

La femme, « être orificiel »

Les femmes occidentales du XXIème siècle à qui (la plupart du temps) plus personne n’impose concrètement de code vestimentaire genré, dépensent pourtant une part non négligeable de leur temps et de leur argent à se conformer à l’idéal actuel de la femme sexuellement attractive : mince sans être maigre, pourvue de formes sans être grosse, musclée sans être musculeuse, épilée de façon de plus en plus intégrale, maquillée, accessoirisée… et « sexy » en toute circonstance. Cette injonction au sex appeal est tellement forte qu’elle émerge dès l’adolescence. Nos adolescentes à peines pubères ont déjà intégré cette nécessité d’être affriolantes et cela conditionne de façon déterminante leur estime d’elles-mêmes. Le fait que des magasins proposent aujourd’hui à des petites filles brassières, strings et chaussures à talons est à ce titre révélateur. Si la récente hyper-sexualisation des petites filles a déjà été maintes fois commentée et déplorée, personne ne semble mesurer ce que cela dit du degré de déshumanisation  inhérente à l’image des femmes dans notre société en général.

Car en effet, l’obligation pour la femme d’être « sexy » la renvoie, dans un processus d’essentialisation tout à fait déshumanisant, à sa seule dimension sexuelle. Sa valeur même est ainsi subordonnée au désir de l’homme qui devient ainsi, de façon consentie, le prescripteur ultime des codes de la féminité. La femme est, selon ses envies à lui, couverte ou découverte, voilée ou dévoilée, sommée d’exprimer des émotions positives ou de se taire en souriant. A travers l’idée de la femme définie comme être orificiel (c’est-à-dire ramenée de façon obsessionnelle à ses orifices), Delphine Horvilleur[2], femme rabbin, dénonçait cette obsession du corps de la femme, déshumanisé, réduit à un objet de désir, soumis sans cesse à de nouvelles injonctions. Lorsqu’on songe à la toute dernière et contestée campagne d’affichage d’Yves-Saint-Laurent, on ne peut que reconnaître la pertinence d’une telle analyse.

Pourtant, même celles qui parmi nous sont parfaitement conscientes de la déshumanisation sous-jacente à l’injonction au sex-appeal ne parviennent que rarement à s’en départir. C’est bien là qu’est tout le paradoxe qu’il faut chercher à questionner et à confronter à notre lucidité : je peux passer mon temps, sincèrement convaincue du bien-fondé de ce que je dis, à répéter à mes élèves adolescentes que la valeur d’une personne ne tient pas à son apparence, et dans le même temps dépenser une énergie folle à m’interroger, voire me torturer, sur le regard que les autres portent sur moi, ma morphologie, ma coiffure, mes goûts vestimentaires, ma féminité, ou le soin apporté à l’épilation de mes sourcils. Peu parmi nous peuvent aujourd’hui affirmer qu’elles ont dépassé dans toutes les dimensions de leur vie ce stéréotype aliénant. Il est si puissant qu’il a conditionné notre image de nous-mêmes, notre rapport à la séduction et même probablement  jusqu’à nos fantasmes (nourris à la pornographie masculine) c’-est-à-dire jusqu’à la façon dont nous concevons notre rapport à l’homme, et donc à l’autre, dans l’extrême nudité de notre plus profonde intimité.

La femme, mère sacrificielle

Si la figure de la femme-objet reste un intemporel du stéréotype féminin aliénant, il ne faudrait pas sous-estimer pourtant la force du cliché de la mère-pélican, quelque peu occulté par les executive women des années 80 mais qui semble négocier un retour en force si l’on en croit la recrudescence de cas de burn-out maternel.

Comme le poncif de la femme-objet, le cliché de la mère courage se sacrifiant pour ses petits est profondément lié aux instincts notre animalité primaire (instinct de reproduction et instinct de conservation de l’espèce). Contrairement à ce que voudraient nous faire croire les tenants d’une nouvelle vague dogmatique naturaliste, ceux-ci ne sont pas déterminants (ni d’ailleurs avilissants) : ils sont une donnée qui s’offre à notre réflexion et à notre prise de conscience. Ils ne sont pas davantage un point final à notre libre arbitre que n’importe quel autre déterminisme social ou environnemental. Pourtant, si ce stéréotype est si profondément ancré, c’est sans doute en raison du fait qu’il fait par ailleurs écho à nos racines judéo-chrétiennes - dont on sait qu’elles ont été déterminantes dans la construction de la pensée occidentale.

Ainsi, au Moyen Âge, la mère pélican était un symbole chrétien de courage et de sacrifice. Des observations superficielles de femelles en train de nourrir leurs petits de déchets sanguinolents de poissons ont en effet donné l’impression que celles-ci les nourrissaient de leurs propres entrailles. Dans la théologie chrétienne, le sacrifice, qui trouve son expression la plus éclatante dans la passion du Christ, est profondément valorisé. C’est ainsi que l’image du sacrifice de la mère pour ses enfants est devenu presque constitutif de notre vision de la maternité.

Cette conception de la maternité est encore extrêmement présente aujourd’hui. En parcourant le web et les réseaux sociaux, on s’aperçoit vite de l’omniprésence de deux tendances étroitement liées. D’une part, la maternité est un puissant facteur identificatoire. Elle est revendiquée et portée en étendard avec fierté. S’il ne fallait citer qu’un seul exemple parmi les multiples occurrences de cette tendance, il suffirait de parler du motherhood challenge qui, il y a un an environ, a littéralement envahi les réseaux sociaux.  D’autre part, pourtant, la maternité peut également être vue comme oppressive, parce qu’elle cristallise énormément d’injonctions de toutes sortes auxquelles les femmes, bonnes élèves, vont tenter de correspondre à tout prix (y compris celui de leur santé, jusqu’au burn out).

Ici encore, on peut constater toute notre ambivalence face à ces clichés qui nous définissent autant qu’ils nous enferment. Il s’agit tout à la fois d’afficher l’image d’une maternité portée avec fierté en bandoulière comme un élément essentiel de notre identité, de montrer à quel point cette maternité est épanouissante et de rappeler à quel point elle nous rend plus fortes parce qu’elle est vue comme une tâche surhumaine, faite pour des wonderwomen. Passives-agressives, sacrifiées consenties (et même revendiquées comme telles), les mères oscillent entre recherche de la reconnaissance de la difficulté de leur tâche et fière revendication de leurs superpouvoirs (constitutifs de leur féminité-maternité) à tout gérer.

Effrayées par la liberté, dans l’injonction permanente

L’image de « la femme » dans nos sociétés se cherche entre peur panique d’une liberté totale sans cesse revendiquée par des féministes malheureusement de plus en plus haïes, retour d’un discours naturaliste opposé aux dérives du consumérisme moderne, crainte d’une forme de menace - agitée par les populistes et identitaires de tous poils - contre l’image de la femme sexuellement libérée en raison de l’arrivée massive de « migrants » culturellement différents et vus comme plus habitués à un modèle de société dans lequel la femme est soumise.

Pas plus que les hommes, nous n’échappons au ressac de ces différentes tendances. Prises au cœur de paradoxes qui nous dépassent partiellement, nous louvoyons pour exister sans nous noyer. Car en effet si nous percevons que la féminité fait partie de notre identité, concevoir celle-ci comme une page blanche sur laquelle nous n’aurions plus qu’à inscrire nos propres mots peut en revanche donner le vertige. Dans cette peur du néant, cette angoisse de la page blanche, le confort des stéréotypes traditionnels nous apparaîtra toujours comme un refuge. Surtout si, par peur panique d’être les seules à vivre cette panne d’inspiration, nous rappelons à l’ordre nos semblables en relayant nous aussi les injonctions que nos sociétés patriarcales ont réservées aux femmes. Quitte à accepter pour cela une forme d’aliénation…

Pourtant, sans liberté, l’être humain est un roi déchu, un mendiant de lui-même. La liberté est une quête fondamentale, pour les femmes comme les hommes.

Sur les chemins de la liberté

Les chemins de la liberté sont résolument intérieurs, certes, mais y cheminer dans la solitude ne mène nulle part…

Quand il s’agit de choix et d’identité, nul n’a la bonne réponse, mais toutes les questions sont pertinentes. Interroger sans relâche les ressorts de nos propres visions de la féminité me semble fondamental si nous nous voulons libres. Pourtant, ceci ne suffira pas si nous ne nous libérons pas aussi les unes les autres par la bienveillance et le refus de l’injonction, c’est-à-dire le refus de la certitude.

Il y a des millions de façons d’être une femme, mais une seule façon d’être féministe : laisser le choix et la parole à toutes les femmes. Le féminisme qui libère est nécessairement inclusif et tolérant. Il ne se construira pas dans l’opposition des unes contre les autres. Il se construira avec les femmes qui travaillent sur le marché de l’emploi et celles qui travaillent ailleurs ; avec celles qui sont nées femmes et celles qui le sont devenues autrement ; avec celles qui pratiquent leur religion et affichent leurs convictions et celles qui sont athées ; avec celles qui sont devenues mères et celle qui ne le veulent pas ; avec celles qui ont fait des études et celles qui ont l’expérience de la vie ; celles qui sont voilées et celles qui pratiquent le nudisme ; avec celles qui veulent allaiter leur enfant et celles qui veulent le nourrir autrement ; celles qui veulent donner la priorité à la régularité et la qualité du lien avec leurs enfants et celles qui tiennent d’abord à leur autonomie, y compris affective ; avec celles qui sont exubérantes et celles qui sont pudiques ; avec celles qui aiment les hommes et celles qui aiment les femmes, … c’est-à-dire avec toutes celles qui se reconnaissent comme femmes.

Les chemins de la liberté sont pavés de bienveillance.




[1] Différentes études menées par le professeur Michael Lewis ont étudié la part d’inné et d’acquis dans les différences de comportement entre les garçons et les filles. Une de ces études, portant sur l’attitude des petits garçons et des petites filles mis en situation d’échec face à une tâche donnée a été rapportée dans le documentaire de 2009 de Thierry Berrod Du bébé au baiser, présenté par le professeur René Zayan de l’UCL.
[2] Delphine Horvilleur, En tenue d’Eve ; Féminin, pudeur et judaïsme, Grasset, 2013.

dimanche 27 novembre 2016

Alep dans l'abîme : mise en abyme

Qu’ont en commun Marine Le Pen, François Fillon, Alain Soral, Eric Zemmour, Jean-Luc Mélenchon, Robert Ménard, Raoul Hedebouw, Christine Boutin, Nadine Morano, Donald Trump ou encore Nigel Farage ? Tous soutiennent Vladimir Poutine et Bachar El Assad dans ce qu’ils présentent comme leur lutte contre Daech. 

Un test pour notre génération

Ainsi que le disait devant le parlement britannique la regrettée députée travailliste Jo Cox, assassinée le 16 juin dernier par un fanatique, la Syrie est un test pour notre génération[1]. Pour beaucoup d’observateurs avisés[2] de ce qu’il est convenu d’appeler par un indécent euphémisme ‘la crise’ syrienne, la Syrie et les questions cruciales qu’elle pose à nos démocraties par le biais de leur plan de politique étrangère sont devenues un marqueur évident dans le débat public. La façon de concevoir le drame syrien est aujourd’hui un moyen presque infaillible de repérer ceux qui mettent l’humain, sa vie, sa liberté et sa dignité au centre de la politique et les autres…

Ces autres qui nient ou relativisent les crimes de guerre

Les partisans d’Assad et Poutine, qui se reconnaissent souvent à leur utilisation massive du fameux préambule « je ne soutiens pas Assad/Poutine mais… », ont pour habitude de balayer du revers de la main les crimes de guerre commis en Syrie par le régime (largage massif de barils de TNT sur les quartiers d’habitation, utilisation d’armes chimiques, siège destiné à affamer les populations civiles, usage de la torture) ou par la Russie (pilonnage intensif des civils dans les hôpitaux -systématiquement visés- les marchés ou les écoles et utilisation d’armes interdites par toutes les conventions internationales, comme des armes à sous-munitions) pourtant largement documentés par des ONG ou dans des rapports reconnus par l’ONU.

Si, au regard de la quantité de preuves irréfutables de ces crimes, les négationnistes purs et durs ne sont pas légion, nombreux sont ceux, en revanche, qui usent soit de la relativisation, soit de l’enfumage, soit de l’esquive.

La relativisation consiste à insinuer que ces crimes ne sont pas si nombreux, si systématiques, si terribles qu’on veut bien le faire entendre. Ainsi, Jean-Luc Mélenchon qualifie ce qu’il semble prendre pour des rumeurs de « bavardages ». Lorsqu’on se penche ne serait-ce qu’un peu sur les rapports d’ONG telles que Human rights watch ou Amnesty ou encore le rapport César dont l’authenticité a été légitimée par l’ONU, cette relativisation est d’une indécence inacceptable.

L’enfumage consiste à jeter le doute sur la fiabilité des sources relayant ces crimes ou à se positionner comme doué d’un tel esprit critique qu’on ne croit que ce que l’on voit de ses propres yeux. Or, cet argument ne tient pas la route puisque, comme on l’a dit, les violences du régime et de la Russie ont été dénoncées par des sources exemptes de tout soupçon de collusion avec quelque parti que ce soit puisqu’il s’agit de plusieurs organismes non gouvernementaux de terrain ou de l’ONU. Par ailleurs, ce type d’argument a été utilisé par des négationnistes avérés de la shoah. Ainsi, lorsque le très propre et très policé François Fillon dit au sujet de la Syrie, alors qu'il est interrogé sur les "crimes de guerre" commis par le régime, qu'il faut faire "attention au vocabulaire", et ajoute : "Je ne sais pas, je ne suis pas sur place." , il fait un drôle d’écho à l’argument dont usait Jean-Marie Le Pen, condamné dans cette affaire du ‘détail’ des chambres à gaz de la seconde guerre mondiale et qui disait ceci : « Je suis passionné par l'histoire de la Deuxième Guerre mondiale. Je me pose un certain nombre de questions. Je ne dis pas que les chambres à gaz n'ont pas existé. Je n'ai pas pu moi-même en voir. Je n'ai pas étudié spécialement la question. Mais je crois que c'est un point de détail de l'histoire de la Deuxième Guerre mondiale. » Le procédé est le même car les valeurs qui sous-tendent ces discours sont les mêmes : il s’agit d’évacuer la vérité qui dérange, celle qui fait obstacle à la narration du monde que l’on s’est construite et à laquelle on tient comme à un facteur identificatoire essentiel.

L’esquive est un phénomène plus courant mais aussi beaucoup plus pernicieux car il retourne contre la démocratie une des plus belles qualités du citoyen. L’esquive consiste à brandir, comme pour détourner l’attention de certains crimes ou pour en relativiser l’importance, d’autres crimes réels ou supposés, soit dont nous serions complices (nous disqualifiant alors de toute légitimité à condamner les crimes des autres, de la Russie, par exemple, dans le cas de la Syrie), soit dont l’opposition syrienne se rendrait coupable (justifiant ainsi la répression à laquelle le régime serait contraint). Il s’agit là d’un argument pervers car il utilise la capacité de remise en question du citoyen engagé, qui est primordiale, afin de semer le trouble en lui. Pourtant, cet argument ne tient pas la route lui non plus puisqu’il repose sur une prémisse douteuse : l’existence de groupes homogènes : d’un « nous » et d’un « ils ». Appartenir à un pays engagé dans une coalition (aujourd’hui au Yémen avec l’Arabie Saoudite, par exemple, ou hier en Irak avec l’administration Bush) ne fait pas d’un citoyen un hypocrite, à partir du moment où il condamne avec la même force les interventions meurtrières et impérialistes de son propre pays. Or, il est évident que tous les véritables défenseurs de la cause syrienne condamnent toutes les exactions, occidentales ou non. Pour être crédible et constituer un argument, l’anti impérialisme ne doit pas être sélectif. Brandir la menace de l’impérialisme occidental pour faire oublier ou justifier l’impérialisme outrageusement décomplexé de la Russie, c’est opter pour la politique de l’autruche. En outre, renvoyer dos à dos les exactions des uns et des autres fait oublier que, si tous les crimes sont odieux et inacceptables, le martyr des Alépins a atteint une telle ampleur, rarement vue dans l’histoire récente, que la situation doit être traitée avec l’urgence qu’elle requiert.

Ainsi, la Syrie agit comme un révélateur de l’honnêteté intellectuelle des uns et des autres et, plus encore que cela, de leur fréquentabilité. Ce n’est pas un hasard si dans les rangs des soutiens à Poutine et Assad on retrouve les pires antisémites du débat public. Ceux-là même qui fondent régulièrement une partie de leur rhétorique sur la négation ou la relativisation de l’holocauste. La question de la vérité au sujet des crimes de guerre en Syrie dépasse très largement la question de l’Histoire : elle met au jour les intentions des uns et des autres. Nier des faits est toujours un préambule à l’instauration d’une politique qui nie les gens. Accorder son crédit à de telles personnes, c’est être complice de ces politiques.

Ces autres qui disent lutter contre le communautarisme en ne cessant de communautariser le débat

Une autre caractéristique des défenseurs d’Assad et Poutine réside dans la tentation permanente à la communautarisation du débat. Ainsi, la droite réactionnaire, tout en prétendant lutter au sein de la société française contre le communautarisme (synonyme tartuffesque et davantage politiquement correct du terme ’islamisation’, préféré par ceux qui ne se cachent même plus) ne cesse en fait d’opposer entre elles des catégories de citoyens. Cet objectif est souvent atteint sous couvert de défense de la laïcité. Mais la laïcité ainsi défendue est une laïcité à deux vitesses qui n’a plus grand-chose à voir avec l’outil démocratique indispensable à la liberté de culte (ou de non-culte) des uns et des autres ; c’est une laïcité borgne qui tient à l’œil les ‘signes religieux ostentatoires’ (entendez ‘le voile islamique’) et ferme l’autre sur les crèches dans les mairies et sur la figure de Jeanne d’Arc pour mieux rappeler que la France est la terre (judéo)-chrétienne d’une ‘race blanche’ pour reprendre le terme polémique de l’ineffable Nadine Morano. Ce n’est pas tant l’idée du religieux qui dérange que l’idée d’une religion étrangère à celle de la France. Il s’agit de dessiner les contours d’un ‘nous’ et d’un ‘ils’, quitte à désigner des ennemis de l’intérieur et à ramener leur identité à l’une de leurs caractéristiques. On se souvient à ce titre de la sortie de Robert Ménard qui prétendait reconnaître les musulmans des autres à leurs seuls prénoms et patronymes sur des listes d’inscriptions scolaires. Autre exemple d’essentialisation aliénante dans le débat ; l’utilisation, à l’autre bout du spectre politique, de termes tels que ‘les riches’ auxquels Raoul Hedebouw impute tous les maux de nos sociétés et auxquels il oppose ‘les travailleurs’, comme si les deux étaient à ce point incompatibles qu’il s’agirait de deux espèces distinctes.

Dans le cadre du conflit syrien, cette même logique est à l’œuvre lorsqu’il s’agit d’évoquer, comme un point essentiel pour défendre Bachar El Assad, qu’il est un rempart, un protecteur, des chrétiens d’Orient contre la violence des islamistes de Daech. Pour envisager cet argument, il faut d’abord faire un effort non négligeable de mauvaise foi et oublier qu’aux premiers temps de la contestation, lorsqu’il a senti le vent tourner, Bachar El Assad a rapidement libéré de ses prisons ces fameux islamistes dangereux, et, pompier pyromane de talent, a ainsi en prime placé ses pions en vue d’une opération de propagande de charme à destination de l’occident, basée sur l’idée qu’il était la solution à tous nos problèmes de terrorisme. Par ailleurs, même si on fait fi de cet élément, on peut assez vite comprendre que la stratégie avancée est tout à fait inefficace voire même dangereuse pour les chrétiens d’Orient. En effet, ainsi que le faisait remarquer François Burgat, en conditionnant de façon particulièrement irresponsable la survie de leur minorité au massacre de la majorité, on fragilise plus encore l’assise des chrétiens d’Orient. Lorsque viendra la chute du dictateur  (car tous les dictateurs disparaissent, tôt ou tard), l’ire de la majorité sunnite se retournera immanquablement contre les collaborateurs au tyran qui les a martyrisés.

Enfin, et c’est là le point crucial du point de vue de l’éthique, on peut se demander en quoi la survie des chrétiens d’Orient a davantage de prix que celle de tous les sunnites que l’on sacrifie pourtant de facto à cette cause. Là encore, l’argument invoqué tient en la définition d’un ‘nous’ (les chrétiens) et d’un ‘eux’ (les musulmans sunnites) tout à fait artificielle. Cette rhétorique, qui établit des catégories et des différences de traitement au sein d’une population (les Syriens) n’est absolument pas de bon augure dans la bouche d’un dirigeant politique qui ne manquera pas d’appliquer les mêmes théories sur son propre territoire lorsque le besoin d’un bouc émissaire se fera sentir.

Ces autres qui disent lutter contre l’impérialisme en pensant le monde par le prisme déshumanisant de leurs propres obsessions 

Les soutiens au régime syrien et à son allié russe s’adonnent en général à un véritable numéro d’équilibrisme qui consiste à rejeter toute intervention occidentale ou sous l’égide des USA (quand bien même il ne s’agirait que d’imposer une zone d’exclusion aérienne au-dessus des civils) tout en soutenant une intervention active et massive de la Russie censée éliminer les dangereux rebelles islamistes qui, non contents de menacer la stabilité du pays en Syrie sont un véritable vivier de fanatiques qui essaime jusque chez nous ses dangereux terroristes, ceux-là mêmes qui ont frappé la France et la Belgique ces deux dernières années.

Ainsi, les USA sont vus comme la nation des politiques menteurs compulsifs qui n’ont pas hésité à tromper le monde entier, inventant la présence d’armes de destruction massive en Irak pour intervenir sans vergogne afin de préserver leurs intérêts, notamment sur le pétrole de la région. Ils sont soupçonnés de n’attendre qu’un prétexte pour, fidèles à leur réputation de va-t-en-guerre, faire ingérence dans le conflit (toujours pour les mêmes raisons), tout en sacrifiant la vie de nombreux civils et en achevant la déstabilisation du pays. On estime en revanche que les Russes ‘font du bon boulot’ comme le disait Jean-Luc Mélenchon, puisqu’ils nettoient le pays des dangereux islamistes qui menacent tant la Syrie que nos pays occidentaux.

Cette vision des choses est à la fois fausse, du point de vue des faits et complètement inefficace du point de vue stratégique tant dans notre lutte contre le terrorisme que dans notre volonté de juguler l’afflux de migrants.

Du point de vue des faits, on peut tout d’abord arguer qu’Obama n’est pas Bush et que si les USA de Bush ont bel et bien tenté de tromper leur monde dans le seul but de mener une guerre qui servait leurs intérêts, il n’en est pas de même pour l’administration Obama qui n’a eu de cesse, après avoir tracé de nombreuses ‘lignes rouges’ que le régime ne devait pas franchir, de botter en touche pour éviter finalement d’intervenir une fois toutes ces lignes franchies. Les occasions d’intervenir n’ont pas manqué et si les USA ne sont pas intervenus, c’est en fait parce qu’ils n’y avaient précisément aucun intérêt ! Par ailleurs, le pétrole n’est, comme le démontrait Jonathan Piron[3], pas un des enjeux du conflit syrien.  Ensuite, il est également avéré que les frappes russes qui font, comme le disait Mélenchon, du si 'bon travail' contre Daech ne ciblent pourtant l’Etat Islamique qu’en très faible proportion. Si on analyse les impacts de frappes russes, dont les ‘dommages collatéraux’ en termes de victimes civiles sont effrayants, on s’aperçoit rapidement qu’elles touchent surtout les positions des rebelles plus modérés et que leur but n’est donc pas la lutte contre le terrorisme mais le maintien au pouvoir d’Assad[4].

Du point de vue de nos propres intérêts, on s’aperçoit en outre que si nous voulons endiguer l’afflux des migrants si redoutés par Robert Ménard, la stratégie qui consiste à se centrer sur l’EI est inefficace puisque la majorité des Syriens fuient les violences du régime[5]. Inefficace aussi notre lutte contre le terrorisme puisque, comme l’explique brillamment le journaliste Nicolas Hénin, ex otage de Daech, dans son ouvrage Djihad Academy, si l’EI est l’ennemi, Bachar est bien le problème. C’est la répression sanglante qu’il oppose à la révolution syrienne, au départ strictement pacifique, et l’inaction de la communauté internationale face au carnage qui alimentent sans fin le vivier des djihadistes de l’EI.

Enfin - et c’est là un élément très révélateur des valeurs qui habitent les soutiens à Poutine et Assad -cet anti impérialisme sélectif témoigne d’une conception du monde entièrement centrée sur nos propres obsessions. Nous ne voyons le conflit qu’à travers le prisme de la crainte de l’EI ou de l’enjeu du pétrole. Les Syriens sont tout bonnement évacués de l’équation, alors même qu’il est évident que la base du conflit réside dans une volonté d’émancipation de la société syrienne, dans le sillage des printemps arabes, et dans la brutalité de la répression qui a suivi. Cette conception des choses témoigne soit d’une vision déshumanisante qui instrumentalise les citoyens en refusant de leur accorder le droit à l’autodétermination, soit d’une vision que l’on pourrait qualifier de néo-colonialiste qui considère avec paternalisme que les citoyens de ces contrées ne peuvent prétendre à être les propres acteurs de leur destinée. A nouveau, une telle conception des choses dans la tête de dirigeants politiques ne pourra qu’inquiéter tous ceux qui pensent pourtant que la vocation des citoyens est de réinvestir le champ politique pour prendre en main leur destinée.

Alep, une mise en abyme

Finalement, on voit que les réflexes les plus dangereux pour nos démocraties, ceux qui sont à l’œuvre dans les discours les plus extrêmes, sont les mêmes que ceux qui servent la défense, dans le conflit syrien, de Bachar El Assad et de son allié Poutine. Ce constat nous amène à deux évidences. D’une part, le débat autour du conflit syrien est bel et bien un test pour notre génération et les positions des uns et des autres y sont l’exacte mise en abyme de la réalité plus large du débat public aujourd’hui, à tel point qu’identifier les défenseurs d’Assad et Poutine revient immanquablement à identifier ceux qui nourrissent la déliquescence de nos démocraties. D’autre part, la liste objective des soutiens déclarés à Poutine et Assad dégage de telles effluves pestilentielles qu’il est évident que la justesse d’une solution durable en Syrie ne peut pas passer par le maintien du dictateur rendu possible par l’action mortifère de la Russie.

Ceux qui, par naïveté ou méconnaissance du dossier, se sont égarés à suivre les discours fascisants qui viennent d’être ici évoqués n’ont aujourd’hui plus aucune excuse car tout est trop évident et documenté et le voisinage nauséabond de tous les fascistes de ce début de 21e siècle devrait leur dire qu’il est temps de changer de posture si ils ne veulent pas que l’Histoire les retienne comme ceux qui ont permis leur accession ou leur maintien au pouvoir. Certes, ces dirigeants aux discours fascisant ne seront peut-être pas ceux qui mettront effectivement en place ces politiques qui ont fait les pires heures de notre histoire, mais leur utilisation perpétuelle de la rhétorique qui mène à ces politiques expéditives finira tôt ou tard par rendre ces dernières normales et légitimes aux yeux de l’opinion publique, fragilisant encore un peu davantage nos états de droits.

En outre, il est à noter que, dans la façon d’appréhender le conflit syrien, le clivage classique gauche-droite comme grille d’analyse du monde et de la société n’est plus entièrement opérant. L’extrême gauche et l’extrême droite poussent les citoyens dans les mêmes ornières, tout en agitant selon leur base électorale des épouvantails différents. Devant la menace du fascisme, il faut abandonner cette lecture dépassée des choses, oublier un peu les obédiences des uns et des autres pour avancer avec les démocrates et ceux qui, de tous bords, luttent contre la radicalisation des points de vue. En un mot, il faut faire un tri entre les nationalistes d’un côté et les humanistes universalistes de l’autre.

Il est des moments dans l’Histoire où il faut choisir son camp car les enjeux sont trop graves, les conséquences trop énormes et les périls trop imminents.

Alep. Là où tout finit. Là où tout commence…

A l’heure où la chute d’Alep-Est semble ne plus être qu’une question d’heures et où il est sans doute trop tard pour le peuple syrien, reste cette question lancinante pour nous : comment considérons-nous le peuple syrien ? Les derniers habitants d’Alep qui se battent contre un régime brutal qui nie leurs droits les plus fondamentaux nous tendent un miroir. Aurons-nous le courage d’en regarder le reflet et de prendre nos responsabilités alors que les discours fascisants s’insinuent dans nos démocraties et que, comme les Syriens, nous aurons d’une façon ou d’une autre à nous battre pour un monde dans lequel l’humain est libre ?




[1] 12 octobre 2015 : “Every decade or so, the world is tested by a crisis so grave that it breaks the mould: one so horrific and inhumane that the response of politicians to it becomes emblematic of their generation —their moral leadership or cowardice, their resolution or incompetence. It is how history judges us. We have been tested by the second world war, the genocide in Rwanda and the slaughter in Bosnia, and I believe that Syria is our generation’s test. Will we step up to play our part in stopping the abject horror of the Syrian civil war and the spread of the modern-day fascism of ISIS, or will we step to one side, say that it is too complicated, and leave Iran, Russia, Assad and ISIS to turn the country into a graveyard? Whatever we decide will stay with us for ever, and I ask that each of us take that responsibility personally”
[2] Parmi lesquels, entre autres, Marie Peltier dont l’engagement pour la vérité force le respect et dont la pensée a largement nourri ces lignes.

[3] J PIRON, La Syrie : une guerre du pétrole ? http://www.etopia.be/spip.php?article3057


mercredi 5 octobre 2016

« C’est qui Aleppo ? »


L’utilité d’une petite flamme vacillante…

Dimanche soir, place de l’Ange à Namur. Quelques citoyens, des gens ordinaires, ont répondu à l’appel du Collectif Citoyens Solidaires de Namur. Une grande banderole ‘Save Aleppo’ est dépliée.  Des bougies sont allumées. Comme dans le proverbe devenu le slogan d’Amnesty, on allume des bougies pour ne pas maudire l’obscurité. On allume des bougies quand il ne reste plus rien pour habiter le monde et sa nuit que la flamme vacillante d’un peu d’humanité partagée, chaleureuse et désarmée. Elle n’est pas bien vaillante dans son bougeoir de fortune, ma petite flamme chancelante de militante du dimanche. Je ne connais personne. Je me sens bidon, avec ma pancarte griffonnée à la hâte au marqueur noir sur une simple A4.

L’organisateur prend la parole. Il dit des mots nécessaires dans cet espace public. Des mots qui, pour une fois, au-delà du désarroi et de la désolation qui accompagnent les mines graves de rigueur quand on parle de la Syrie, désignent les coupables de ce carnage. Le problème, c’est que ceux qui sont là pour les écouter savent déjà désigner les coupables depuis longtemps. Les autres, la foule qui passe, le brouhaha indécent du monde qui continue de tourner, ne s’intéressera à la Syrie que si on parle de la barbarie de Daech, comme le négatif du cliché de l’Occident civilisé. Comme si cette barbarie-là - réelle et indigne - parce qu’elle nous fascine et est censée nous parler de nous – en creux – devait en éclipser toute autre ; celle d’un tyran (responsable de 80% des quelque 500 000 victimes de ce conflit) qui a commencé par torturer des gamins[1] quand il a senti le vent tourner et a continué, maintenant aidé par son allié russe aux méthodes de caïd mafieux, en massacrant sa population.  Aujourd’hui, c’est Alep qui en fait les frais. Prise dans un tel déchainement de violence à l’égard des civils[2] que tous les observateurs à l’unanimité le qualifient d’inouï, le comparant à Guernica et aux pires crimes de guerre du régime nazi, Alep crie à l’aide. Mais l’aide ne vient pas. Le monde est sourd de son propre brouhaha.  Ce brouhaha du monde qui passe, je l’entends distinctement. Des jeunes adultes, la toute petite vingtaine, passent. Visant le calicot, l’une d’entre eux s’interroge « Mais c’est qui, Aleppo ? ».

Un monsieur est là avec sa fille. Il est Syrien. Réfugié, probablement. Je suis là, debout avec ma pancarte et ma bougie. Je ne fais rien d’autre qu’être là. Il me regarde. Je le regarde, désolée de notre impuissance collective. Il me dit simplement «merci ». Entre la honte de l’imposture d’un merci si peu mérité et l’admiration face à la force tranquille pleine de dignité de ce monsieur, je lui rends son sourire grave avant de suivre le mouvement de dispersion lente du rassemblement. Ce merci-là, ce visage-là me suivent depuis dimanche. Ce monsieur n’a pas vu en moi une militante impuissante du dimanche. Il n’a pas vu en moi la citoyenne d’un état qui n’a pas le courage de se prononcer clairement contre les crimes de Bachar El Assad et de Poutine. Il n’a pas vu en moi une occidentale qui regarde sans rien dire Obama et l’Europe manquer à tous les devoirs de ceux qui vendent leur rêve de civilisation des Lumières. Il a seulement vu un être humain qui était là, debout, avec lui, pour dénoncer de graves atteintes à l’humanité. Il m’a ramenée à ma responsabilité d’être humain. Cette responsabilité est à la fois individuelle et politique ; elle touche à un conflit aux implications complexes, mais elle se résume en fait à un choix simple.

Rien de ce que nous faisons n’a de sens si nous perdons la valeur repère. Cette valeur, c’est la vie et l’humain. Le choix est simple : sommes-nous prêts à défendre la vie humaine ? Ce choix est à la portée de tous ; Citoyens ordinaires sur les réseaux sociaux ou dans l’espace public, une bougie à la main derrière un calicot ; Journalistes, humoristes, chroniqueurs et écrivains pour rendre visibles les victimes de notre lâcheté ou de notre indifférence ; Responsables politiques qui peuvent dénoncer sans ambiguïté les coupables et forcer ceux qui en ont les moyens à imposer (militairement s’il le faut) une zone de non-survol pour protéger les civils. Il y a des choses à faire, pour tous les gens de bonne volonté que j’ai la faiblesse de croire majoritaires. A commencer par répondre à cette question ; « C’est qui Aleppo ? C’est quoi Aleppo ? ». Aleppo, c’est un appel à l’aide qui nous met face à un choix très simple ; celui d’être ou non des êtres humains debout.




[1] Pour rappel, bien avant d’être infiltrée par des groupes radicaux qui ont profité du marasme et de l’inaction, la révolution syrienne est née d’une indignation légitime exprimée pacifiquement des mois durant et réprimée dans le sang. L’étincelle de cette indignation fut l’arrestation et la torture de quelques gamins, à Deera, qui, inspirés par le printemps arabe, avaient tagué sur le mur de leur école en 2011 « Ton tour arrive, Docteur », référence claire à la formation première de Bachar El Assad ; ophtalmologue.
[2] Les civils, dont beaucoup d’enfants, sont victimes de ces bombardements qui tuent  et mutilent jusque dans les hôpitaux, les marchés, les écoles et même, « grâce » à l’usage de bombes interdites par toutes les conventions internationales, jusqu’aux habitants terrés dans leurs abris souterrains.

jeudi 25 août 2016

Les gens sur la photo...

Elle, assoupie. Elle fait des choix ; se déshabille d’abord, puis finalement quitte la plage. Peu importe ce que nous pensons qu’elle aurait pu faire ou dû faire ou ne pas faire, porter ou ne pas porter. Elle est digne. Elle est sujet. Elle fait des choix, même quand elle subit. Elle n’est pas LA femme ; elle n’est pas la femme soumise, la femme qu’on voile, ni bien sûr la femme objet, la femme qu’on dévoile, la femme désir de l’homme. Elle n’est pas LA femme car elle n’est pas un concept. Elle est une personne ; elle est un semblable.

Eux. Nombreux, armés, en uniforme estival. Ce qui frappe tout de suite, c’est l’indécence de leur position. Oui, il est bien question de décence et d’indécence dans cette affaire, mais ça n’a rien à voir avec une tenue de plage. L’indécence c’est de la laisser, elle, au niveau du sol et de rester debout, autour d’elle, sans même prendre la peine de se baisser pour lui parler, pour la regarder dans les yeux, pour voir un être humain. Evidemment, c’est cet arrêté qui est stupide et eux ne font que leur boulot. Peut-être, mais j’imagine qu’on ne leur demande nulle part de ne pas regarder en face la personne qu’ils verbalisent.

Les autres. Ils sont juste autour. Ils sont le décor. Ils regardent ; curieux - sans doute, médusés  - peut-être, révoltés intérieurement - je n’ose même plus l’espérer. Ils ne se lèvent pas, ne s’interposent pas, ne demandent pas de compte à ces gardiens de leur paix, ne quittent pas le théâtre de cette mascarade indigne et absurde. Ils n’ont pourtant pas un flingue sur la tempe en cas de révolte, une verbalisation pour trouble de l’ordre public, tout au plus… Cette phrase de Brel me revient « le monde sommeille par manque d’imprudence ». En tout cas, les spectateurs, par peur ou non, par manque d’imprudence ou non, laissent faire. Comme dans le poème ‘First they came’ de Niemöller, ils laissent faire en ne sachant pas qu’ils pourraient en fait très bien attendre leur tour. Ne nous leurrons pas ; derrière un écran, nous sommes tous spectateurs, nous aussi. Moi la première. Comment sortir de ce rôle ? Par quel boycott, quelle manifestation, quelle publication, quelle pétition, quelle action pourrions-nous sortir de ce rôle ? Comment sortir de ce décor pour devenir à notre tour des sujets qui font des choix, même quand ils subissent ?

Il ne s’agit pas de lois, il ne s’agit pas de laïcité, il ne s’agit pas de respect de la femme (comme si c’était un concept désincarné), il ne s’agit pas de terrorisme, il ne s’agit même pas de prosélytisme ; il s’agit d’êtres humains. Ceux qui agissent, ceux qui regardent, ceux qui voient l’humain en l’autre et ceux qui n’ont que des symboles et des étiquettes dans les yeux pour leur brouiller la vue. Lorsqu’on n’est plus capable de voir en l’autre un semblable, lorsque son humiliation ou la violence à son encontre n’a plus rien d’insupportable à nos yeux, lorsqu’on ne s’identifie plus spontanément à l’autre et que plus aucune contagion émotionnelle de sa détresse ne nous affecte plus, c’est là que les pires heures de l’histoire font doucement leur nid. Là, sur la douce chaleur du sable de la méditerranée, au milieu de touristes spectateurs, la violence fait son nid sans coups, sans blessure et sans sang. Pour l’instant.

Cette photo me fiche la trouille.


Pauline Thirifays

mercredi 30 décembre 2015

De la lumière de Noël dans nos regards pour 2016...

Jacques Brel pour célébrer Noël et espérer pour 2016 plus de lumière dans nos vies comme dans le monde... 



Cette chanson n’est pas une de ses plus connues. Elle date du tout début de sa carrière. Avant d’être l’homme un peu blasé, plein de désillusions et provocateur qu’il est devenu, Jacques Brel était surnommé par Brassens « l’abbé Brel », en raison de ses chansons un peu trop idéalistes, naïves – boyscoutes dirait-on avec un brin de moquerie.

Si je veux aujourd’hui poster cette chanson, c’est pour deux raisons…

Tout d’abord parce que cette chanson dit bien tout l’espoir que symbolise pour les hommes la fête de Noël. Comme une lumière scintillante dans la nuit, comme un peu d’espoir dans notre monde bousculé par la laideur, l’indifférence, la violence et la haine, il y a pour les chrétiens un tout petit bébé ; une part de Dieu qui a pris le fragile chemin de notre humanité pour nous inviter à l’y suivre. Dans la chanson de Brel, il est question de changer le regard porté sur le monde ; un regard d’espoir qui s’attache d’abord à y voir la beauté et l’innocence, pour y puiser la vie. Ce regard, comme cet enfant dans la crèche, c’est faire la place à la lumière de Noël dans nos vies.

Ensuite, si j’ai décidé de poster cette chanson, c’est parce que j’ai envie de livrer ici une réflexion plus personnelle et de formuler des vœux pour l’année qui s’annonce… Je ne sais pas si je veux vivre dans un monde où « idéaliste » devient forcément synonyme de « naif ». Dans un monde qui a relégué l’utopie au rang du vocabulaire péjoratif qui désigne avec violence ce qui relève de la folie et de l’irresponsabilité. Moi, je veux faire l’éloge de cette folie-là. Quand Brel chantait cette chanson, on l’appelait « l’abbé Brel » ; on le moquait. Quand on se montre ambitieux et exigeant dans ses principes aujourd’hui, on est ‘pas réaliste’, trop ‘naïf’. On nous regarde avec un mélange de condescendance et de commisération. Je ne suis pas d’accord. Je pense que rien de ce que l’être humain a fait de plus beau, de plus grand et de plus fort n’a été fait sans idéalisme. Je pense que sans cela, l’humanité n’est plus tout à fait elle-même. L’enfant qui dort dans la crèche pourrait nous le dire. Les  enfants ont cette force de pouvoir croire en l’impossible ; cette certitude qu’ils arriveront à grandir et à progresser. Cette certitude les jette dans la vie avec la plus grande confiance. Avec une grande foi en eux-mêmes et en la vie. Cette force, c’est l’essence même de la vie.

Pour ce temps de Noël et pour l’année 2016, je nous souhaite à tous de retrouver sur la vie et le monde le regard neuf de l’enfance. Celui qui nous fait avancer avec confiance. Celui qui nous pousse vers la vie. Celui qui nous porte vers le meilleur de nous-mêmes. Au diable le cynisme et le défaitisme. Soyons réalistes ; demandons l’impossible.

samedi 14 mars 2015

Disparition prochaine des cours confessionnels : à quoi laisserons-nous le champ libre ?

Depuis des mois, on en parle épisodiquement… Le remplacement des cours confessionnels et de morale est un cheval de bataille de certains politiques dont les médias se font régulièrement la chambre d’écho. Il n’y a que rarement un vrai débat puisque les arguments entendus dans la presse sont le plus souvent ceux des partisans de la réforme. Pour l’opinion publique, face à ces velléités de changement, c’est le grand silence, l’absence d’arguments crédibles pour garder ces reliques du passé…
Pourtant, bien consciente que, dans les médias, il est plus difficile de vendre de la nuance que de la polémique, l’enseignante que je suis voudrait seulement faire entendre une voix différente dans le débat sur les cours confessionnels récemment relancé par l’arrêt de la cours constitutionnelle les rendant facultatifs dans l’officiel.
Certes, le fameux arrêt ne remet pas directement en question l’existence de tels cours, mais les voix qui s’élèvent depuis des mois dans la classe politique laissent clairement percevoir à tout observateur que les réformes rendues nécessaires par l’arrêt seront plus qu’un simple toilettage cosmétique et qu’il s’agira plus vraisemblablement d’un remplacement de ceux-ci par des cours de citoyenneté, de philosophie ou – au mieux – d’étude du fait religieux. Or, même si je reconnais la nécessité de recadrages ou de clarifications (en ce qui concerne la formation et le programme des professeurs de religion islamique, par exemple) j’ai la conviction profonde que, si tel est le cas, nous aurons tous beaucoup à perdre.

La neutralité, une dangereuse chimère
A la base de tout le débat qui nous occupe, il y l’idéal de la neutralité de l’enseignement. Elle est vue comme nécessaire pour protéger nos têtes blondes de dangereux maîtres prosélytes. Autant le dire tout suite ; la neutralité n'existe pas... L'école est, et a toujours été, un vecteur des principes et des valeurs qui sous-tendent notre démocratie : ce n'est pas de la neutralité et c'est tant mieux. La neutralité à tout-va dans tous les domaines accouche du relativisme. Si il devient tabou de proclamer certaines choses et de faire des choix, on accepte implicitement que c’est parce que tous les choix de société se valent. C’est faux. L’Europe en a fait les frais au siècle dernier et certaines lois restreignant la liberté d’expression sont là pour nous le rappeler. Du relativisme éclosent toutes sortes de discours décomplexés dangereux. Si on admet que tout se vaut, libérons donc la parole antisémite, raciste ou islamophobe : ce sont des opinions. Ma conviction est que l’école a là un rôle à jouer en rappelant un certain idéal du vivre ensemble ; un idéal qui n’est pas neutre.
Ainsi, le cours de religion – qui est le seul dans le viseur des obsessionnels de la neutralité - n'est pourtant pas le seul à proposer une vision du monde... Enseigner l'histoire, c'est prendre parti, analyser des textes argumentatifs en français, c'est prendre parti, parler de certains comportements humains dangereux pour l'environnement en sciences, c'est prendre parti, parler des inégalités en géo, c'est prendre parti. Et alors ?! Si la société ne prend plus le temps de fournir aux jeunes les repères et les valeurs sur lesquelles elle se fonde, elle se prépare un avenir bien triste.


La laïcité à la française n’est pas belge
Si le questionnement chez nous évolue dans le sens d’un écartement de tout signe convictionnel de la sphère publique (et scolaire en particulier), c’est parce que notre débat est ensemencé (pollué ?) par des concepts, des valeurs et des choix sociétaux français. Depuis toujours, la France s’est construite sur un modèle très centralisé et reposant sur une grande homogénéité linguistique et culturelle de la population. La France est ainsi (à l’opposé par exemple du melting pot américain) un pays de tradition assimilationniste, même si ce modèle est parfois mis en difficulté dans l’Hexagone aujourd’hui. Notre petite Belgique, quant à elle, avec ses populations aux sensibilités, aux langues, aux perceptions diverses, est la terre du compromis et de la société pluraliste. Ce modèle est ancré dans notre histoire et a donné entre autres des compromis tels que le pacte scolaire. Notre pays n’a jamais choisi la laïcité à la française qui masque les différences derrière un idéal républicain ; il a toujours opté pour la synthèse et le compromis entre les différentes sensibilités qui ont toujours eu droit de cité dans l’espace publique. Pourquoi vouloir aujourd’hui trahir ce que nous sommes pour importer des petits bouts du modèle français qui, par ailleurs, montre lui aussi certaines limites ?

Des cours qui suscitent des fantasmes
Ceux qui récriminent face au cours de religion le font le plus souvent sur base de fantasmes ou de souvenirs anciens et non sur base des programmes et de ce qui se fait vraiment... D’aucuns voudraient remplacer ce qu’ils prennent pour du catéchisme par de l’éducation à la citoyenneté et de la philo. On fait déjà de la citoyenneté au cours de religion. On fait déjà de la philo en religion. Pour rappel, le programme actuel du cours de religion catholique c'est tout d’abord susciter le questionnement existentiel en se basant sur l'actualité ou les questions des élèves ; montrer  ensuite ce que les autres religions et toutes les disciplines humaines (philo, psycho, sciences, démographie, géopolitique, sociologie, etc) ont à dire sur la question ; et enfin seulement PROPOSER le point de vue du christianisme sur le questionnement existentiel de départ en se basant sur l’analyse et l’exégèse des textes bibliques, les rituels (dont on rappelle seulement le sens) ou les personnalités qui se sont engagées pour cette cause. Nul besoin pour l’élève d'adhérer ; juste de comprendre et de pouvoir réexpliquer. Mes élèves peuvent donc être athées et le revendiquer, ils ne seront pas pénalisés, évidemment. Je suis plutôt ravie qu'ils aient un avis éclairé sur de telles questions au lieu de les éluder en se laissant étourdir par les futilités du quotidien.

Champ libre aux intégristes
A l’heure des inquiétudes de la société face aux récents événements, je ne suis pas certaine que laisser le discours religieux au premier fanatique venu dans la rue soit la solution miracle face à la montée du radicalisme. On peut décider de supprimer les cours confessionnels de l'école, mais le religieux ne va pas disparaître dans la société. Il sera seulement à la merci des premiers allumés venus, sans contrôle de qui que ce soit, sans garde-fou. Ce seront des prédicateurs sans formation qui galvaniseront leurs jeunes ouailles autour de leur vision intégriste de la religion. Les jeunes (surtout s’ils se sentent exclus de notre société, surtout s’ils sont fragiles de par leur origine sociale) seront d'autant plus naïfs qu'ils n'auront aucune instruction religieuse préalable qui leur permette d'avoir un point de vue critique et éclairé sur la question. Bienvenue au retour du créationnisme et à l'enracinement de lectures littéralistes des textes sacrés. Bienvenue dans l’ère du nouvel intégrisme. Je crois qu’on n'a malheureusement pas fini d'être tous Charlie...

Des racines et des ailes
Avec la disparition des cours de religion, c'est tout un pan de connaissances qui risque de disparaître de la culture collective. L'occident semble être le seul coin du monde à montrer une telle obstination à gommer ses racines. Comprendre la philosophie, la vision du monde et de l'homme qui découlent du christianisme, c'est comprendre qui nous sommes. On peut éliminer tous les cours de religion qu'on veut, on peut renommer nos universités, désacraliser nos églises ou renommer les congés si on veut, mais on ne gommera pas les mille ans d'histoire qui ont pétri l'occident et en ont fait ce qu'il est. Comprendre (nul besoin d'adhérer à ses dogmes) la religion qui a façonné l'occident, c'est aussi comprendre qui nous sommes ; c’est choisir ce que nous voulons faire de nos racines à l’heure de déployer nos ailes.

L’illusion d’un choix libre sans proposition
Il est de bon ton, aujourd’hui, de proclamer qu’on souhaite laisser aux générations futures le soin de faire leurs propres choix sans leur imposer notre vision des choses, et donc sans leur proposer une vision du monde trop partiale. L’intention est louable, mais le but est manqué. Eduquer c’est faire des choix, proposer des repères et donner au jeune les moyens de se positionner. Sans proposition, il n’y a pas de questionnement, pas de choix possible et donc pas de liberté. Certes, nous n’enfermerons pas les jeunes dans nos choix si nous ne leur proposons pas nos options personnelles, mais nous les condamnerons à un laisser vivre stérile, à un non-choix, à une absence de remise en question de la société dans laquelle ils baignent. Une sorte de train-train quotidien sans perspective ni débat. Or, proposer des valeurs repères et donner au jeune les moyens de se positionner dans un choix éclairé, c’est exactement la mission des cours confessionnels et de morale…

Deviens qui tu es
Proposer un cours d'étude du fait religieux ou d'histoire des religions, ou encore un cours d'histoire de la philo ou enfin un cours de citoyenneté, ce serait manquer un rendez-vous important avec les générations qui vont construire la société de demain. Dans une société qui ne propose plus rien au point de vue du sens, dans notre sacro-sainte société de consommation, plus personne ne proposera aux jeunes de se questionner sur le sens, sur les valeurs et les fondements de leur existence. Or, même si la société nous laisse croire que ce questionnement est facultatif, je pense qu'il finit par rattraper chaque être humain à un moment ou à un autre. Et lorsque plus personne dans la société ne propose quoi que ce soit dans ce domaine de recherche de sens, ce sont les idéologies radicales qui gagnent, c'est le djihadisme qui prend du terrain, c'est le nihilisme qui se taille la part du lion... Allons-nous laisser aux seuls djihadistes le monopole du sens à donner à sa vie? A qui laisserons-nous le champ libre pour questionner l'individu sur le sens ? C'est pour cela aussi qu'il est important à mes yeux de proposer un cours qui n'est pas 'neutre' avec un enseignant qui affiche ses convictions et sa vision du monde. C'est en se confrontant à des adultes qui questionnent l'humain et proposent du sens, sans jamais l'imposer évidemment, que les jeunes vont dessiner leur propre vision de la vie. On ne se positionne que face à des gens qui existent dans leurs valeurs, qui vivent debout et prennent le temps de questionner leur action. Il faut à chaque jeune des repères pour se construire ; des gens qui ont pour attitude une fondamentale bienveillance et pour objectif de dire à leurs élèves "Voici qui je suis ; deviens qui TU es". Autant que l’action de ces personnes soit circonscrite par le cadre institutionnel de l'école, là où les programmes sont des garde-fous qui protègent les jeunes, plutôt que de laisser le champ libre à des gourous qui, dans la rue, sur internet ou dans les médias, leur diront "Deviens qui JE suis".

jeudi 28 août 2014

La colère

Où ? En moi. Cocon improbable à peine dessiné, à peine défini, à peine identifié. Un intérieur et un ailleurs tout à la fois. Le seul endroit que je connaisse. Une pièce presque aveugle. En moi. Dans ma tête. Dans mes tripes. 

Moi ? La colère. Je suis la colère. De grands mouvements convectifs qui font céder les barrages de mes paupières, de ma gorge, de mes poumons, de mes mains. Une vague qui me chamboule. Un feu qui me consume sans me réchauffer. Vaine gesticulation. Je suis la colère. 

Le monde ? Absurdité et mystère ; absurdité du mystère. Injuste et égoïste. Inconnu et mu par des forces étrangères tantôt hostiles tantôt porteuses de bonne fortune. Un monde rempli des autres.

L’autre ? Bois flotté échoué sur mon rivage : étrange et exotique, parfois. Le plus souvent : un monde en soi, un monde en lui-même. Cocon improbable à peine dessiné, à peine défini, à peine identifié. Un intérieur inaccessible et un ailleurs tout à la fois. Un endroit que je ne connais pas, que je ne comprends pas, qui répond à d’autres lois que les miennes. Une pièce sombre presque murée. 

La vérité ? Qui peut dire comment les choses se passent ? Chacun n’en voit qu’une partie…

Alors ????

La sagesse judéo-chrétienne nous livre parfois des trésors...

"Pourquoi es-tu en colère, et pourquoi ton visage est-il abattu ? Si tu es bien disposé, ne relèveras-tu pas la tête ? Si tu n’es pas bien disposé, la rupture avec le monde n’est-elle pas à la porte, une bête tapie qui te convoite ? Pourras-tu la dominer ?" (Gn 4, 6-7)

Les occasions de se mettre en colère ne manquent pas... Ici, à Alep, à Gaza ou à Tel Aviv, à Kiev, à Mossoul, à Grozny, sur la toile qui vomit chaque jour la haine et la bêtise... et dans nos coeurs. 

Qu'allons-nous faire de bien de cette colère ?